Une fois n’est pas coutume, réveil à 5 heures ce matin, les horaires de marée commandent.
En effet, mon escale d’aujourd’hui m’impose cet heure très matinale car il faut que j’y arrive entre une et
deux heures avant la marée haute. L’entrée de cet estuaire qui mène à la lagune d’Aveiro peut être délicate avec la houle et l’accès peut même y être interdit si cette houle déferle sur le haut
fonds de l’entrée, et ce même s’il n’y a pas de vent.
Et pour ce qui est du vent, il s’est de nouveau éloigné de ma zone après m’avoir accompagné pendant deux
jours consécutifs, ce qui ne m’était, il me semble, jamais arrivé.
Ici, le long des côtes portugaises, c’est l’océan. Le grand océan atlantique. Les côtes américaines se
trouvent à près de 2500 milles nautiques (pas loin de 5000 km) sur le cap 270°, plein ouest. Entre les deux continents, rien si ce n’est cette immensité aquatique. Et rien pour arrêter ou même
seulement freiner la houle du grand large. Elle y a toutes ses aises. Donc là où Vo Lu Mondu trace son sillage de bon matin, le calme plat n’existe en principe pas. Les grandes ondes
transocéaniques sont là, toujours présentes, même par grand beau temps.
Et pourtant, ce matin, il est bien là. Le grand calme, la surface de l’eau n’est froissée par aucune ride. Il
y a simplement de petites ondulations, une immensité de petits monticules liquides qui se gonflent et se dégonflent, lentes palpitations de la mer. L’étrave ouvre un sillon dans la lisse surface
liquide, la carène suit et, une fois toute la coque passée, le sillage, un peu agité par le bouillonnement du flux de l’hélice, se referme rapidement pour s’évanouir totalement quelques dizaines
de mètres plus loin. Ne pas laisser de trace.
L'océan dort encore. Je me demande bien à quoi peut bien rêver un océan endormi ?

J’ai vraiment cette impression de grand repos autour de moi. Et si, pour une fois, le monde entier
s’accordait aussi un moment de grande tranquillité. Pas forcément bien longtemps, encore que, mais suffisamment pour que plein de gens puissent aussi sentir comme c’est bon, le calme, un
environnement paisible. On peut toujours rêver. Mais, après tout, cela s’est peut-être produit, en vrai et pas seulement en rêve. Pas moyen de le vérifier pour l’instant.
Tiens, il ne manquait que lui . Le soleil. Le voilà qui émerge de sa couette brumeuse.
- Salut, tu as bien dormi ?
Oui, je sais, l’astre solaire ne dort jamais, il n’a pas de nuit. Quand il n’est pas là, il est ailleurs, il
illumine et réchauffe d’autres contrées. Mais comme il semble avoir de la peine à sortir du brouillard côtier, il a vraiment l’air de se réveiller. Et de bonne humeur. C’est vrai que ça n’a pas
de pied gauche le soleil. Pas de droit non plus, il me semble.
© Marc Perrussel
Pour une fois, la première cette année, j’ai sorti la tenue complète de saison : t-shirt, short, casquette et
lunettes de soleil. Pieds nus évidemment.
Mon thé est encore trop chaud, je déguste ma deuxième tartine de confiture. Du cassis, c’est celle que je
préfère, et de loin. Avec sa couleur rouge violacé sombre avec sa pointe acidulée et son odeur incomparable. J’en ai encore l’eau à la bouche.
Je m’assieds dehors, le moment est parfaitement propice à la rêverie. Dans ces moments-là, on regarde autour
de soi. Pas grand chose à voir d'autre que de la surface de l'eau si ce n’est un oiseau de temps en temps. Tiens, qu’est-ce que c’est qui griffe la surface de l’eau juste à côté du bateau ? Un
petit crabe ! Incroyable ! Un crabe qui nage en surface alors qu’il y a trente mètres de profondeur. Vraiment surprenant.
Et je repars dans mes rêveries. Si rien n’est observable à l’extérieur, peut-être à l’intérieur ?
Mais la mer, c’est comme le désert. Finalement il s’y passe toujours quelque chose. Il me semble avoir aperçu
une tache noire environ 200 mètres derrière le bateau.
Vite, les jumelles, toujours à portée de main. La revoilà, c’est un aileron. Un dauphin !
Dauphins, où êtes vous ? C’est ce que je demandais dans un de mes derniers articles. Et voilà la réponse.
Cette mer que je trouvais bien déserte il y a quelques jours ne l’est finalement pas tant que ça.
Même si je ne l’ai aperçu que de loin, c’est tout de même une belle émotion. Quand on aime la mer et les
animaux, le dauphin est probablement le symbole suprême de cet amour.
Et je repars dans mes rêveries qui s’en sont trouvées évidemment complètement chamboulées.
Etait-ce un solitaire, un dauphin ambassadeur comme ils sont parfois appelés ? Ou alors peut-être qu’il y en
d’autres par là.
Et là, fini de rêvasser, place à l’observation.
Là-bas, sur tribord, un attroupement d’oiseaux, goélands et fous de Bassan, attire mon attention.
Apparemment c’est l’heure du repas pour ces volatiles et celle de passer à la casserole pour la petite faune sous marine.
Un bruit de souffle derrière moi, je me retourne. Deux dauphins, là, à un mètre de Vo Lu Mondu.
© Marc Perrussel
Extraordinaire ! Jamais je n’en ai vus d’aussi près. Il me semble qu’ils font partie de l’espèce des dauphins
communs à bec court (delphinus delphis). Après avoir soufflé de nouveau, ils plongent sous le bateau. Où vont-ils refaire surface ? Juste devant l’étrave. ils y restent un moment puis s’écartent,
s’éloignent un peu, reviennent, nagent juste à côté du bateau, à quelques dizaines de centimètres sous la surface transparente.
© Marc Perrussel
Leur déplacement se fait sans le moindre effort apparent. Ils avancent à la même vitesse que moi, faisant
surface pour respirer. Je trouve ça drôle qu’ils expulsent de l’air alors qu’ils sont encore sous l’eau, ça leur fait un beau panache de bulles blanches, puis finissent d’expirer quand ils
émergent (le souffle qu’on peut entendre) et inspirent par leur évent grand ouvert. Tout cela se passe très rapidement.
© Marc Perrussel
Ils sont restés quelques minutes et sont repartis comme ils étaient venus, discrètement. Ils ont
disparu.
J’ai vite repris les jumelles et ai de nouveau dirigé mon regard vers les oiseaux pour apercevoir trois
ailerons noirs fendre la surface dans ma direction.
© Marc Perrussel
Et le manège de mes premiers visiteurs a repris. Apparemment leur place favorite est juste devant l’étrave,
ils nagent juste sous la surface en jetant des coups d’oeil à droite et à gauche, surtout celui qui est juste dans l’axe du bateau, comme s’il ne voulait pas qu’un autre ne profite de cet
emplacement privilégié.
© Marc Perrussel
Et les voilà qui s’écartent et repartent vers leurs agapes. Aussitôt remplacés par un autre groupe plus
nombreux, six ou sept. C’est comme si c’était : "Eh, regardez, un bateau, venez les copains, on va jouer". Et la ronde reprend ainsi que le "pousse toi de là que je m’y mette" devant l’étrave. Je
n’en perds bien sûr pas une miette. Je pourrais presque les toucher. C’est incroyable comme ils fusent dans l’élément liquide. Quand ils sortent de l’eau pour respirer puis replongent, le seul
son audible est le souffle de fin d’expiration. Pas le moindre bruit de liquide déplacé, pas de "plouf" ou de "glouglou", un hydrodynamisme absolument parfait.
Selon une affirmation commune et définitive, la perfection n'existe pas. Eh bien je peux maintenant vous
certifier que oui, elle existe. Il n'y a qu'à observer le déplacement de ces mammifères marins pour se rendre à cette évidence. Rien n'est plus fluide, plus facile que leur nage. La perfection,
je vous dis. Et on ne peux que s'extasier devant une telle merveille.
Ils sont maintenant une dizaine autour du bateau, dans tous les sens, filant d’un côté à l’autre, de l’avant
vers l’arrière pour mieux revenir dans l’autre direction.
Je suis transporté d’excitation, au point que la plupart des photos seront ratées ou médiocres. mais ce n’est
pas là le plus important.
D’autres viendront encore pendant la bonne demi-heure que la séquence a duré. Pour finir, ce sera une mère et
son petit.
Merveille de synchronisme entre ces deux êtres dans les mouvements, dans le déplacement, dans la respiration.
J’ai assisté à une séance d’enseignement delphinien.
Visiblement la maman a expliqué au jeune comment se comporter devant l’étrave d’un bateau. Elle se plaçait
comme ses congénères précédemment, le petit à ses côtés, puis s’écartait légèrement alors qu’il se mettait à sa place, juste en avant d’elle, comme un grand qu’il est en train de devenir.
© Marc Perrussel
La leçon terminée, ils sont repartis vers le groupe et c’était probablement l’heure de la récré et du goûter
pour le jeune dauphin.
C’était donc un petit matin calme, tranquille, reposé. Comme dans un rêve.
© Marc Perrussel
© Marc Perrussel
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